L'encre de chine

Je ne sais pas où il est, je ne sais pas qui a eu cette brillante idée ni qui a pris la photo, mais si je savais où le trouver, j’y courrais derechef. Je n'ai pas eu le temps de lui parler, il réclamait un silence absolu alors qu'il dessinait. La plume courait allègrement d'un bord à l'autre de la feuille. Sa main était comme possédée par le dessin. Régulièrement il trempait la pointe dans l'encrier ou régnait un noir sans reflet. Il la laissait pendant quelques secondes puis la relevait doucement. Il attendait ensuite sans bouger, au dessus de l'encrier, que la dernière goutte tombe. Puis d'un geste vif il reprenait son œuvre, précisément où il l'avait laissée.

Il y a eu un flash à un moment et il s'est arrêté. Il a tourné la tête doucement en observant fixement les passants aux alentours. Puis satisfait de son coup d'œil, sans un mot, il a repris ses petits traits. Ils étaient vifs, nerveux et laissaient une petite trace dégradée sur le papier. Petit à petit, nous avons entrevu ce qu'il était en train de dessiner. Un arbre, sec et noueux. Une forêt, sombre et sinistre. Un homme occupé à creuser. Un gros cube sombre, emballé et ficelé comme un rôti. Petit à petit, le dessin changeait, les caractères bougeaient, j'avais l'impression d'un dessin animé et j'ai alors pris peur. Allait-il tout dévoiler ? Allait-il me dénoncer ?

Encore un autre flash à jailli derrière moi. Je me suis retourné et j'ai observé cette jeune femme qui venait de le capturer dans son mouvement. Aussitôt il s'est tourné vers nous, comme s'il savait de qui cela venait. Il a fixé longuement la photographe qui, un peu gênée, a aussitôt repris son chemin. Puis son regard a dévié, un peu, dans ma direction. Il m'a regardé droit dans les yeux, pendant de longues secondes et s'est remis à son ouvrage. J'aimerais retrouver les photos, j'aimerais bien retrouver les photographes. Si seulement je savais où les trouver, j'y courrais immédiatement.

Il a fini son encrage, les ombres et les aplats sont terminés. Il a signé d'une lettre grecque que j'ai reconnue aussitôt, puis a rangé sa plume et son encrier, puis sa planche et la feuille qui y était accrochée. Il s'est frotté les doigts couverts d'encre noire avec le vieux chiffon puis l'a rangé dans son sac avec le reste de son matériel. Le voyant faire les passants ont repris leurs chemins, leurs conversations et leurs destinations. Il a enfilé une vieille veste toute élimée, l'a boutonnée, puis a passé l'anse de son sac sur son épaule et s'est retourné. Je le voyais de dos, dorénavant, et il marchait d'un pas rapide vers le quai tout proche. Je n'ai pas eu le temps de lui parler.

Maintenant je ne sais pas où il est, je ne sais pas si je le reverrais. Je ne sais pas. Je suis revenu, souvent, sur le parvis de cette église où il était. Pendant longtemps je l'ai attendu afin d'en savoir plus, exactement. Le sommeil m'avait quitté depuis ce jour, depuis que mon visage était apparu, à petits traits, sur le papier. Personne n'avait fait le rapprochement, surtout pas les passants, mais lui savait, forcément ! Tous les jours je m'y rendais comme certains vont à confesse, histoire d'expier sans renoncer. En espérant tant et tant.

Un jour d'été, bien longtemps après l'homme à l'encre de chine, alors que j'attendais encore devant, une main s'est posée sur mon épaule, doucement mais fermement et une voix à dit lentement :
« Monsieur Marchand ? Xavier Marchand ?
– C'est moi, ai-je répondu avec soulagement … »


Ce billet est ma participation au jeu du sablier de printemps de Kozlika

L'amorce …

Je ne sais pas où il est, je ne sais pas qui a eu cette brillante idée ni qui a pris la photo, mais si je savais où le trouver, j’y courrais derechef.

… provient du billet On efface tout et on recommence de Tassili.

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