Carnet à spirale

Notez, je vous prie, que j’aurais résisté longtemps avant de finalement céder sur un malheureux coup de tête hier soir dimanche, aux alentours de minuit. La nuit était claire, malgré quelques nuages, mais j'ai pu faire ça discrètement sous les yeux d'une chouette qui m'observait silencieusement. Au premier coup de pelle elle s'est envolée en silence et m'a presque frôlé les cheveux en passant au dessus de moi. Je ne l'aurais pas remarqué si je n'étais pas tombé en trébuchant sur cette racine, au pied de ce vieil arbre sur lequel elle avait trouvé refuge. Je m'étais retrouvé affalé de tout mon long sur le dos pile sous la branche où elle se trouvait. J'avais observé sa tête pivoter rapidement, sans bouger une seule plume du reste de son corps, comme si elle était désarticulée. Puis je m'étais relevé, m'étais frotté rapidement les quelques feuilles mortes qui étaient restées collées sur mon pantalon en velours et j'avais ramassé ma pelle. Il ne fallait pas que je traîne, la nuit était déjà bien avancée et j'avais encore beaucoup à faire pour effacer les traces …

Samuel Lebugle referma son carnet à spirale, un vieux modèle qu'il affectionnait particulièrement malgré son aspect usé, et se renversa sur le dossier de sa chaise. Le commissaire Pelletier l'avait convoqué dans son bureau, lundi dernier aux aurores, et lui avait remis ce dossier très mince en lui demandant la plus grande discrétion :
« Voyez ce que vous pouvez trouver, lui avait-il demandé. C'est une affaire délicate, une disparition, un ami a besoin d'aide pour cette affaire. N'y passez pas trop de temps, il y a encore les braqueurs de le rue d'Uzès à serrer, mais si besoin vous pouvez déborder un peu pour régler ça.
– Dites ? … Je peux mettre Rodolphe avec moi la dessus, il débute et ça devrait permettre de le mettre un peu au parfum sur nos méthodes … lui avait-il demandé en prenant le dossier.
– Oui mais pas plus de deux jours, j'ai besoin de lui pour après-demain … » lui répondit le commissaire avant de se lever pour le raccompagner à la porte du bureau.

Il était reparti du bureau en feuilletant les quelques procès-verbaux d'enquête et la photo maintenue par un trombone sur la chemise en carton. On y voyait une femme et un homme, en tenue de mariage à la sortie d'une église et quelqu'un avait tracé un cercle rouge autour de la tête du jeune marié. Samuel était inspecteur depuis déjà quelques années et avait fini par se faire une petite réputation, surtout quand il s'agissait de bizarreries en tout genre. L'affaire résolue l'année dernière — une histoire de gamine enlevée par des extra-terrestres et qui avait finalement comploté son enlèvement avec son copain pour extorquer de l'argent à son père, cousin germain du patron — lui avait valu une position confortable au sein du service. Il pouvait depuis se permettre de sélectionner ses dossiers, au grand damne de ses collègues. Il apprit en marchant que le jeune homme n'avait plus donné signe de vie depuis plus d'une semaine et que sa femme avait signalé sa disparition il y a trois jours. À peine arrivé à son bureau, il décrocha le téléphone et sonna en bas, à l'accueil :
« Allo ? Le standard ? … C'est Lebugle … Tu sais où est Rodolphe, le nouveau ?
– …
– Bon alors dès qu'il revient, tu me l'envoies, ça urge ! » dit-il en raccrochant le combiné avant que son interlocuteur n'ai le temps de lui répondre.
Puis il entreprit de noter les éléments essentiels qu'il avait appris sur cette affaire sur son carnet en attendant le retour du jeune brigadier…

J'ai passé un bon moment à creuser avant d'estimer le trou suffisamment profond et large pour que je puisse y glisser mon fardeau. Qu'il était lourd le bougre ! Il a fallu que je le traîne sur l'humus humide en tirant comme un forcené sur la bâche dans lequel je l'avais emballé. J'avais beaucoup réfléchi avant de commettre l'irréparable, mais je ne pouvais vraiment pas justifier quoi que ce soit. Il allait être impossible d'expliquer le fait que je l'avais eu chez moi — j'avoue avoir été particulièrement imprudent cette fois, probablement l'âge qui commence à me jouer des tours — et qu'il avait disparu un soir, deux jours seulement après avoir convolé en juste noce.

Samuel Lebugle avait envoyé Rodolphe aux archives municipales, pour retrouver l'acte de mariage des tourtereaux. Il avait de cette manière les noms et adresses des parents et de quelques témoins. Il avait ensuite fallu les questionner, un par un, au téléphone ou chez eux quand c'était possible. Jusqu'au moment où Rodolphe rencontra un ami d'enfance du disparu. Celui-ci lui avait dit qu'il l'avait rencontré plusieurs fois, en compagnie d'un homme relativement âgé, toujours en grande discussion, à la brasserie ou au café de l'église. Le vieil homme avait l'air de parler beaucoup, tandis que son ami écoutait sans un mot. Il l'avait salué une fois, sans avoir de réponse et n'avait pas osé s'approcher. Samuel nota le nom de cet ami, Adrien Ferrand, en se promettant de retourner lui poser quelques questions. Pourrait-il décrire le vieil homme, connaissait-il son nom ou son adresse, peut-être les deux, qui sait ? Il fallait vérifier, le temps pressait, les préparatifs pour coincer les braqueurs allaient bon train et on parlait déjà d'une opération pour le surlendemain. Il était tard ce soir, il devait rentrer, mais avant il allait faire un détour pour trouver quelques réponses. Il sortit récupérer sa moto garée dans la cour du commissariat. Il enfila son casque et ses gants, fit chauffer un peu le bycilindre de sa BMW et prit la direction du « Clair du bois », la petite résidence universitaire où logeait Adrien Ferrand …

J'ai soigneusement nettoyé mon bureau, pour effacer toute les traces que j'avais faites lorsque je l'avais traîné. Le plus dur avait été de le basculer sur la bâche puis de le ficeler pour éviter qu'elle ne s'ouvre pendant le transport. Ensuite je l'ai monté sur le chariot pour l'emmener à la voiture. J'ai cru pendant un moment qu'il ne résisterait pas avec le poids mais finalement j'ai pu emmener l'ensemble jusque devant le coffre ouvert. Une planche de bois solide m'avait permis de faire une rampe et j'ai pu ainsi hisser l'ensemble dans le coffre. Un tour de clé, ce n'était pas le moment de se faire visiter et je suis rentré à la maison. J'ai passé un coup de serpillière d'eau et de javel pour tout laver et c'est finalement tard dans la soirée que j'ai pu m'affaler dans le canapé avec une bière fraîche. Une fois rafraîchi, j'ai donné un dernier coup d'œil dans le bureau, le couloir et la cuisine pour vérifier, tout avait l'air en ordre, et je suis parti.

Samuel roula rapidement jusqu'à la résidence. Les routes étaient désertes ce dimanche soir et il failli percuter ce vieux break fatigué qui avait l'air bien chargé, juste au moment de tourner vers l'entrée. Qui diable pouvait bien sortir la nuit comme ça, sans mettre les phares. Il songea un moment faire demi-tour pour rattraper le chauffard et puis se ravisa, pensant à l'affaire qui l'occupait. Il fallait en terminer avec cette histoire. Il lui fallait des réponses, trouver une piste à faire suivre à son acolyte, il avait l'anniversaire de son fiston dans quelques jours — il n'avait toujours pas trouvé l'hélicoptère radiocommandé qu'il voulait lui offrir, les vacances à préparer si le planning lui en laissait l'occasion cette année — la discussion allait être encore animée avec le patron et ses impératifs de service, bref une liste d'occupations longue comme un jour sans pain et à laquelle il n'allait pas rajouter la rédaction d'un PV. Il stoppa sa moto devant le hall du petit immeuble à gauche de l'entrée et la béquilla avant d'en descendre. Pris d'un remord soudain, il prit son stylo et son carnet à spirale pour y noter tout de même le numéro du break qu'il avait croisé. Heureusement qu'il avait de la mémoire …

C'est le troisième que j'ai fait disparaître de cette manière et jamais je ne les ai revus. C'est mieux je crois, je préfère l'oublier, l'effacer de ma mémoire, et j'espère que personne ne le retrouvera. De toute façon, qui peut savoir qu'il est sous cinquante centimètres de terre, au pied de ce vieil hêtre, dans la forêt derrière chez moi, juste entre le bouleau et le noisetier ? Pourtant on ne peut se tromper d'hêtre, celui-là est pourpre … et encore aujourd'hui le coffre y est bien caché.


Ce billet est ma participation au jeu du sablier de printemps de Kozlika

L'amorce …

Notez, je vous prie, que j’aurais résisté longtemps avant de finalement céder sur un malheureux coup de tête hier soir dimanche, aux alentours de minuit.

… provient du billet Je suis le maître du monde (ou pas) de Colin Ducasse.

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